À ses débuts, l’industrie du cinéma était fondée sur un art forain produit en grande quantité, dans le seul but d’être consommé par le public, mais jamais conservé. Puis avec la création de grands studios de production de films, en France, en Italie, aux États-Unis et en Allemagne, la fabrication s’est intensifiée et le patrimoine cinématographique a augmenté considérablement. Ce n’est cependant que dans les années 30-40 qu’a émergé une prise de conscience de conservation de tous ces films, avec la création des premières cinémathèques et notamment de la
, en 1938.Les premiers instincts ont été de collecter le plus de films possible et de les montrer au public. Ce n'est que plus tard, face à la détérioration croissante des pellicules, que la nécessité d'une conservation s'est imposée. Cette prise de conscience a conduit à l'élaboration de normes strictes concernant les conditions de stockage, le contrôle de l'humidité ou le choix des contenants.
La restauration numérique à proprement parler, est un métier encore plus récent, du fait des technologies digitales inhérentes à son développement.
Pour bien comprendre les enjeux de la restauration numérique, il faut revenir aux fondamentaux, et prendre conscience de tout ce qui est inhérent au film, sa matière et ses propriétés.
La pellicule est constituée de deux parties : le support, il s’agit du côté brillant de la pellicule, et l’émulsion, le côté mat.
Le support est ce sur quoi est « posée » l’image. Au fil du temps plusieurs supports ont existé, l’un remplaçant l’autre pour des raisons de sécurité et de préservation.
nitrate → acétate → polyester
L’émulsion, c’est l’image du film à proprement parler. Il s’agit de sels d’argent, sensibles à la lumière, contenus dans une couche de gélatine. C’est ce qui est développé par procédé chimique. Lors du tournage, la pellicule vierge contenue dans la caméra est exposée à la lumière à une ouverture et une vitesse plus ou moins grandes et rapides, réglées pour obtenir l’image désirée. Si la pellicule est exposée trop longtemps, trop de lumière sera rentrée et l’image sera toute blanche. Si la pellicule n’est pas assez exposée, le manque de lumière créera une image trop sombre.
Lors du tournage, l’image n’est que latente. Elle est révélée en passant par plusieurs bains chimiques, qui, en réaction aux sels d’argents, vont produire l’image.
On peut trouver sur la pellicule plusieurs types de défauts. Certains sont liés au support. Le nitrate par exemple est une pellicule très fragile qui, avec le temps, a tendance à s’auto détruire et à se décomposer. De grosses déformations d’images dues à la décomposition du support peuvent survenir.
Le principal problème lié à l’acétate est ce que l’on appelle le syndrome du vinaigre qui engendre un virage colorimétrique. On peut se trouver face à des copies devenues toutes rouges ou toutes vertes, il est alors nécessaire de stocker ces pellicules dans les meilleures conditions possible pour ralentir le processus d’acidification et de scanner l’image pour essayer de retrouver, numériquement, toutes ses informations colorimétriques.
D’autres défauts, plus liés au passage du temps, à l’usage des copies, et au stockage vont attaquer l’émulsion de la pellicule. Il peut s’agir de poussières accumulées sur la pellicule, de rayures, moisissures (dues à mauvais stockage, et/où à l’humidité), de déchirures ou de flicker (pompage lumineux).
À partir des années 50, les procédés de colorisations très coûteux cèdent peu à peu leur monopole à des techniques plus légères et abordables. C’est ainsi que la Glorious
et son procédé d’imbibition si cher aux yeux des cinéphiles et aux portefeuilles des producteurs se voit détrônée par et les pellicules .Trente années passent, le Nouvel Hollywood s’installe et produit des grands films tels que 2001 l’Odyssée de l’Espace (Stanley Kubrick, 1968), Alien (Ridley Scott, 1979), et Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976). En 1980,l’occasion d’une projection spéciale de ce dernier, Martin Scorsese récupère son négatif et découvre qu’il a viré au magenta. Il tire la sonnette d’alarme. Il n’est pas le seul concerné car Spielberg déplore les dommages sur les Dents de la mer : « Après cinq années le bleu disparaît des eaux de jaws tandis que le sang qui gicle de la bouche de Robert Shaw devient de plus en plus rouge » déclarait-il, et comme vous pouvez le constater ci-contre, les passagers du cargo spatial de Alien dorment dans une chambre devenue rose. Scorsese lance alors une campagne aux USA contre la détérioration colorimétrique des films tournés sur pellicule / .
Au festival de Venise avec l’appui de nombreux cinéastes tels que Michelangelo Antonioni et des journalistes de la presse internationale, il fait une démonstration spectaculaire des effets du temps sur les films en couleurs. Il met l’accent sur le procédé qui a succédé à l’imbibition du
trichrome réputé pour sa beauté et pour la qualité de sa conservation. Le procédé consiste en un tirage unique sur un positif à développement chromogène et se détériore immanquablement au bout de 3 à 5 années. Les émulsions des pellicules souffrent en particulier d’une mauvaise conservation de la couche cyan, d’où le virage au rouge quand le bleu se désagrège.Après une pétition qui rassemble le tout Hollywood et les cinémathèques du monde entier et qui appelait, entre autres, au retour du
, a revu les composantes chimiques de ses produits. Par son grand bruit, l’affaire a suscité l’intérêt d’un public qui ignorait presque tout de ces questions liées à la préservation du patrimoine cinématographique et sa restauration. Elle marque aussi les premiers gestes de Scorsese et de ses complices vers la création d’instituts qui visent à protéger ce patrimoine, puisqu’à la fin des années 1990, il crée la Film Foundation. Une fondation qui supervise et finance un grand nombre de restaurations.Pour comprendre la pellicule, il faut aussi savoir qu’un film part d’un négatif, mais qu’il y a ensuite plusieurs générations du film.
Le négatif c’est la pellicule qui était dans la caméra. C’est l’original du film et il n’en existe qu’un. Le négatif va être monté, mais certains effets ou trucages ou génériques en banc titre nécessitent une superposition de pellicule et donc de tirages intermédiaires. À partir du négatif on tire des interpositifs, des internégatifs, puis des copies qui seront ensuite exploitées en salle. Ce que l’on voit dans les cinémas est en réalité une quatrième génération tirée du négatif original, qui a donc perdu en résolution et en précision de texture : c’est comme si c’était une photocopie de photocopie de photocopie...
Quand on veut restaurer un film on cherche à avoir comme source de matériel l’élément le plus beau et en meilleur état possible. Souvent on choisira le négatif car il s’agit de l’élément d’origine, et donc avec la plus haute résolution possible. Mais paradoxalement c’est aussi quelque chose que les spectateurs n’ont jamais vu, car un négatif n’est jamais projeté en salle.
La question des collures de montage s'étend du négatif original aux copies du film. Sur le négatif, les collures à la colle fusionnent la dernière image d'un plan avec la première du suivant. Ces jonctions, bien que fines et discrètes, peuvent parfois créer une légère surépaisseur. Les copies, quant à elles, reproduisent généralement ces collures photographiquement. Toutefois, des réparations ultérieures, souvent réalisées au scotch, peuvent engendrer de nouveaux problèmes. Avec le temps, ce scotch peut se dégrader, produisant une substance grasse qui altère l'image. Ces défauts font partie des éléments à traiter lors de la restauration.
Avant de passer à la restauration numérique à proprement parler, le film va passer en REM, c'est-à-dire Remise en État Mécanique. L’opérateur ou opératrice en charge de la REM déroule le film sur table lumineuse et vient vérifier son état physique. Il s’agit de détecter tout défaut qui fragilise le film, signe de mauvais état général, ou risque d’entraver au bon déroulement du scan par la suite. En effet, le travail à la REM est double : analyser le film, faire un état des lieux de sa condition, mais également le consolider et le réparer pour qu’il puisse tenir le coup lors du scan et de la tension qu’il subit lors de celui-ci.
Les défauts que l’on cible en REM sont les déchirures, les perforations abîmées, un scotch défaillant ou au contraire trop collant. On vérifie également la souplesse du support, est-il trop sec, au risque de casser lors de la manipulation ? Est-il trop collant, au risque d’avoir de l’émulsion qui pourrait se déposer au verso du film lorsqu’il est enroulé ? Certaines institutions procèdent à des mises sous cloche des pellicules, pour pouvoir contrôler au mieux le niveau d’humidité, et à l’inverse ensuite à des passages au four à haute température, tout cela dans le but de redonner de la souplesse au film pour un bon déroulement.
Il est possible aussi d’avoir plusieurs éléments d’un même film et de les comparer lors de la REM, pour déterminer lequel est le plus adéquat, en meilleur état, et de meilleure qualité pour la restauration numérique.
Une fois que la pellicule a été préparée et ou réparée, elle peut passer au scan. Les images analogiques sont ainsi transformées en images numériques et on peut alors les retoucher, les nettoyer, les restaurer, sur logiciel. Toute intervention numérique est donc entièrement réversible, car on peut toujours repartir du scan brut, si l’on vient plus tard à découvrir de nouveaux outils plus performants de restauration. Ce qui permet de repartir d’une base saine, le scan, qui a figé dans le temps un certain stade de dégradation de la pellicule.
On distingue l’étalonnage de la restauration numérique à proprement parler. Il s’agit d’une étape à part, réalisée par un corps de métier différent et qui peut s’effectuer avant ou après la restauration, en fonction des laboratoires.
L’étalonnage consiste à modifier la colorimétrie d’une image pour harmoniser ensemble les séquences d’un film, les raccords entre les plans ou créer une ambiance lumineuse particulière. Dans le cadre d’un étalonnage de patrimoine, le technicien n’intervient pas de manière intrusive dans l’image ; il ne va pas changer la chaleur d’une scène, ou modifier les teintes des ambiances principales. L’idée est de retrouver les couleurs originales du film dans le cas d’une copie virée, qui serait devenue toute rouge ou toute verte, ou d’harmoniser plusieurs éléments de provenances différentes pour lisser les transitions entre les éléments. Si on restaure un négatif original, celui-ci n’a jamais été étalonné donc on va essayer de trouver une copie du film pour avoir une base sur laquelle se reposer pour re-créer l’étalonnage originel du film. Pareil, si l’on doit recréer des teintes pour des films muets noir et blancs teintés, on se rapproche de copies et de sources visuelles existantes que l’on peut regarder sur table lumineuse, afin de se rapprocher aux mieux des teintes plus possible aux teintes utilisées à l’époque.
Les étalonnages se font principalement sur le logiciel Resolve de Da Vinci.
Une fois l’étalonnage terminé, on passe à la restauration numérique. Celle-ci peut se faire sur plusieurs logiciels, les principaux étant Diamant de HS Art, Phoenix et Nucoda de Digital Vision (maintenant Filmworkz), et DRS Nova de MTI.
Le principe de la restauration numérique est le suivant : on veut « nettoyer » le film de manière à venir supprimer toutes les altérations liées au temps, à la manipulation peu précautionneuse des éléments, à un mauvais stockage ou à une détérioration de la pellicule elle-même. Néanmoins on ne vient pas corriger un défaut de tournage (une perche qui rentre dans le cadre, un plan peu stable...), un défaut de développement ou de tirage (un voile, une entrée de lumière…). On laisse tout ce que l’on sait être présent dès le début.
La restauration se fait en plusieurs étapes.
Cette étape permet de venir « lisser » les sautes qui peuvent survenir lors du scan. Par exemple les surépaisseurs des collures, mentionnées plus tôt, peuvent créer une petite saute lors du passage dans les rouages du scan, les déchirures de pellicule et les réparations qui s’ensuivent, viennent également dérégler l’alignement des perforations de la pellicule et se traduisent par une mauvaise stabilisation au scan. Mais l’instabilité d’un film peut venir également du tirage, si l’on a affaire à des copies. En effet, lors des tirages, le film original peut ne pas se trouver exactement pile en face du nouveau film support, au millimètre près, et ainsi créer des décalages au niveau des perforations. Le logiciel interne du scanner, se basant sur les perforations pour respecter le cadre de l’image, va prendre en référence la dernière génération de perforations. Lorsque l’on scan une copie, plusieurs générations de perforations mal alignées se succèdent entre l’image stable de base, et celle de la copie, qui peut ainsi bougeotter légèrement.
Une fois l’image stabilisée on peut venir traiter le flicker, dit pompage lumineux en français. Cette étape n’est pas obligatoire car certains films n’ont pas ce défaut, contrairement aux poussières qui sont toujours présentes.
Le logiciel vient détecter les sautes en luminosité au sein du plan et unifier la luminance d’une image à l’autre. C’est comme une retouche d’étalonnage, mais au lieu de raccorder un plan à l’autre, cela vient raccorder une image à l’autre, au sein d’un même plan. On perd ainsi l’effet de clignotement très désagréable à l’œil. Néanmoins, cette étape demande beaucoup de vigilance car le logiciel analyse les variations de luminosité d’une image à l’autre, mais un mouvement brusque ou un panoramique rapide peuvent être considérés comme des variations de luminosité. Ainsi, on vient ajuster la puissance de l’outil en fonction du plan que l’on traite. Un plan fixe avec peu de mouvement ne sera pas traité de la même manière qu’une scène de bataille en panoramique.
Ce principe là vaut également pour l’étape suivante : la détection et la suppression des poussières.
Pour ce faire, on utilise un filtre qui analyse toutes les images d'un même plan, pixel par pixel. Pour une image donnée, le filtre examine chaque pixel dans l’image d’avant et chaque pixel dans l’image d’après. Ett si la couleur du pixel ne correspond pas, le logiciel considère que le changement de couleur équivaut à une tache, qu’elle soit noire, blanche ou colorée comme pour les films en couleurs. D’où l’importance d’avoir bien stabilisé l’image préalablement pour que l’analyse logicielle de cette étape là soit la plus efficace possible.
La variation dans l’information colorimétrique du pixel peut effectivement être due à la présence de poussière, comme d’un mouvement, d’un reflet dans l’eau ou d’un bijou, ou même de la brillance des dents et des yeux. l. Le ou la technicien-ne de restauration doit être vigilant à ne valider que les détections de poussière et non pas un oiseau qui passe ou un sourire trop éclatant. Les poussières ainsi détectées sont remplacées automatiquement par le filtre par une interpolation entre l’image d’avant et l’image d’après pour re-créer l’information manquante.
Une fois les poussières éradiquées, on s’attaque aux rayures à l’aide d’un autre filtre de détection automatique. un autre filtre de détection automatique, appliqué lui aux rayures.
Le principe de détection et de re-création d’information manquante est un peu différent car le logiciel cherche à identifier tout ce qui est vertical et présent sur plusieurs images à la suite. Les rayures dans ce cas peuvent être confondues aussi avec un décor vertical, des barreaux ou du papier peint.
Les réelles rayures identifiées sont corrigées, non pas en interpolations d’images d’avant et d’après, mais en récupérant de l’information sur les côtés de la rayure, juste à droite et juste à gauche, et en « étirant » les informations de ces pixels-là pour combler le sillon de la rayure.
Une fois les filtres automatiques appliqués et vérifiés, seuls les défauts de grosse taille persistent sur l'image : déchirures, moisissures, taches importantes ou résidus de colle. S'ensuit alors un minutieux travail de retouche. Celui-ci peut prendre diverses formes : récupération d'informations manquantes sur des images adjacentes, interpolation manuelle entre deux photogrammes, ou retouche image par image, à l’instar d’un photoshop.
Toutes ces manipulations logicielles aboutissent à produire une version du film aussi fidèle que possible à l'œuvre originale.
Toutefois, la finalité de la restauration influence grandement les choix dans les traitements appliqués. Effectivement, une restauration à des fins patrimoniales pour les archives ne suivra pas les mêmes critères qu'une version destinée aux festivals de cinéma, à une diffusion télévisée ou à une édition DVD. Les exigences varient selon le contexte de projection et de diffusion. Ainsi, pour une diffusion télévisuelle grand public, on pourra être amené à effectuer des retouches plus importantes, parfois en supprimant des imperfections d'origine, afin de s'adapter aux standards visuels actuels.
Un exemple très concret peut être celui du poil caméra. Lors de la prise de vue en pellicule, malgré un nettoyage minutieux de la caméra avant chaque prise, des particules microscopiques peuvent subsister à l'intérieur de celle-ci notamment sur les bords de la fenêtre. Ces résidus, une fois photographiés, créent un effet caractéristique sur les bords de l'image, appelé "poil caméra" en raison de son aspect filandreux. Bien qu’il puisse être gênant visuellement, ce type de défaut, intrinsèque à l'image et présent de manière uniforme sur l'intégralité d'un plan, échappait traditionnellement aux possibilités de restauration car difficilement traitable et enlevable. Néanmoins, l’émergence de nouveaux outils IA rend désormais possible le traitement et la suppression de ce “défaut”. Mais se pose alors la question éthique : doit-on vraiment l’enlever ? Le poil caméra fait partie de l’essence de l’image pellicule, au même titre que le grain, ainsi qu’une certaine colorimétrie. Le supprimer serait dénaturer l’image pellicule, gommer des défauts qui sont inhérents à son existence.
En réalité, en fonction des commanditaires d’une restauration, du montant qui lui est alloué, d’une visée patrimoniale ou commerciale, le « jusqu’où va-t-on dans la restauration » est toujours remis en question. Le métier est en pleine transformation technologique, les outils évoluent, et les problématiques éthiques et les réflexions archivistiques n’ont pas fini d’évoluer avec.
En attendant de voir quelles directions va prendre le métier ces prochaines années, il nous restera toujours la beauté des images que l’on ne peut pas sauver. Instants figés par le scan d’images en voie de disparitions, décomposées, fondues, champignonées, asséchées. Autant de « défauts » que de nouvelles images créées au gré du hasard des dégradations. Incursions ponctuelles dans le plan ou organismes colonisateurs abstraits et nébuleux, chaque photogramme en devient unique et fascinant.