Lebanese Films Matter : Une Mémoire en Partage
État des lieux des archives Libanaises.
2025-05-13
Prudence Castelot, Vanessa Helou
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État des lieux des archives Libanaises

Après la guerre civile (de 1975 à 1990), le Liban a traversé sans répit une série de désastres, ponctuée d’espoirs, de révoltes, puis des désastres encore. L’effondrement de son économie en 2019, l’explosion du port de Beyrouth en 2020 puis le Covid, sont autant d’évènements qui ont affaibli un peuple luttant pour sa survie comme un amnésique courant après sa mémoire. Les événements s’entassent à si grande vitesse que le temps ne semble jamais à l’écriture d’une Histoire, collective ou individuelle, en amont des distinctions et des conflits qui existent entre les différentes communautés religieuses, politiques et culturelles qui peuplent ce pays centenaire. Enclavé dans un territoire en guerre, en proie au conflit qui oppose Israël et le Hezbollah, et assistant à l’anéantissement du peuple palestinien à Gaza, les Libanais ont traversé ces derniers mois, une énième période de bombardements.

L’annonce du nouveau gouvernement du Président Joseph Aoun nommant Nawaf Salam - connu pour son intégrité et sa lutte contre la corruption - au poste de premier ministre, semble concentrer les espoirs d’une bonne partie des libanais. Alors “on sent un petit éveil chez les gens” nous confie Vanessa Helou. Expatriée en France où elle poursuit ses études de cinéma à la Sorbonne Nouvelle, c’est au sein de Lobster Films que Vanessa s’est formée à la gestion et la restauration des films de patrimoine avant de retourner vivre au Liban. Le cinéma libanais est un cinéma du monde, célébré dans ses pays d’accueil, mis à l’honneur dans les programmations des festivals et abordé au sein des travaux de chercheurs. Mais bien qu’il trouve son public en France et en occident, c’est au cœur de son pays que Vanessa cherche à éveiller une conscience et un intérêt pour cet art aux pouvoirs fondateurs. Elle poursuit son engagement au sein de l’association Nadi Lekol Nas, celui de rassembler, préserver et partager une mémoire filmique ; terroir d’images d’un Liban uni par les traumas de la guerre. Oui, mais pas que !

Elle nous raconte.

“Ma génération, celle qui est née à la fin de la guerre, est très engagée pour changer le pays. Beaucoup sont partis pendant ou après 2006 (guerre israélo-libanaise) et ont eu accès à l’éducation dans d’autres pays en Europe ou aux USA. C’est une génération hyper éduquée et consciente de ce que pourrait être le pays s’il était moins corrompu. Aujourd’hui beaucoup d’expatriés, dont je fais partie, reviennent au Liban, même en pleine guerre. Je pense qu’on a besoin de renouer avec nos racines après les très nombreux drames qui ont marqué ces dernières années entre 2018 et 2025 (révolution du 17 octobre 2019, explosion du port de Beyrouth en 2020, effondrement économique, guerre entre le Hezbollah et Israël en 2023-2024, frappes israéliennes en 2025). Puis aussi parce que certaines idéologies ne donnent pas accès à une éducation saine aux gens et qu’on en a marre d’être sous leur tutelle. Ce retour, c’est un engagement pour ne pas tomber dans un obscurantisme ridicule et repenser l’économie du pays.” Dans ce cadre-là, Vanessa retourne au Liban avec le projet de réunir les archives filmiques d’un pays qui n’a pas encore écrit son Histoire des années 60 à 1991. “La transmission de génération en génération n’est pas ou peu prise en charge par l’école et chaque parti veut l’écrire comme il le veut. Alors il n’y a qu’à travers l’art qu’on peut avoir de vrais témoignages de cette période. C’est important de connaître notre Histoire pour savoir pourquoi on en est arrivé là.”

Pile de bobines en 'mauvais état' ou 'détériorées' Collection Nadi Lekol Nas, Beyrouth
Pile de bobines en 'mauvais état' ou 'détériorées' Collection Nadi Lekol Nas, Beyrouth
Vieux coffre/malle de 4 bobines du film russe : 'Moscou Ne Croit Pas Aux Larmes' (bob 12 à 15) Collection Nadi Lekol Nas, Beyrouth
Vieux coffre/malle de 4 bobines du film russe : 'Moscou Ne Croit Pas Aux Larmes' (bob 12 à 15) Collection Nadi Lekol Nas, Beyrouth

Nadi Lekol Nas : Pour une mémoire collective en partage

« Un club pour tous » (en français) est une association à but non lucratif fondée en 1998 par Naja al Achkar au cœur de Beyrouth pour promouvoir le jeune cinéma libanais et arabe au sein du Festival du court-métrage Arabe. L’association s’est transformée en petite cinémathèque lorsqu’en 2013, son fondateur, épaulé de Myriam Sassine et Hala Caroline Abou Zaki, se met à recueillir les pellicules, archives, partitions et disques que les cinéastes et familles de cinéastes lui donnent. Actuellement, Nadi Lekol Nas est une entité qui rassemble et donne accès aux archives filmiques, pro-filmiques et musicales en même temps qu’il est un lieu de conservation des films.

« Ici, on ne donne pas le temps à la mémoire d'être mémoire parce qu'elle est tout de suite déjà archivée. »  Ghassan Salhab

“Le but est de récupérer le maximum de bobines même si les modes de conservations restent très spartiates par manque d’argent mais aussi par manque d’intérêts de la part des pouvoirs publics et de la population. Ces derniers temps, en revanche, les conflits et événements récents ont semble-t-il suscité un plus grand intérêt pour l’Histoire du pays et des partis. On organise donc pas mal de projections, certaines gratuites, dans Beyrouth et en dehors de la capitale. C’est important d’éviter l’exclusivité beyrouthine et de s’excentrer comme dans le sud, par exemple, où ils ont vécu dernièrement une période de bombardement très intense. C’est un nouveau public qui se rend de plus en plus aux projections, et les municipalités sont plus actives qu’avant en matière de valorisation du patrimoine et de communication autour de ces événements. Elles nous prêtent des salles municipales pour organiser des séances qui sont parfois archi complètes. On observe que les discussions avec les équipes des films sont souvent plus longues et plus vivantes dans les régions en dehors de Beyrouth.”

Tous pour la patrie (كلنا للوطن [Koulloula lil Watan]) (Liban 1979, Maroun Bagdadi) Nadi Lekol Nas, Beyrouth
Tous pour la patrie (كلنا للوطن [Koulloula lil Watan]) (Liban 1979, Maroun Bagdadi) Nadi Lekol Nas, Beyrouth

“Je pense par exemple à la dernière projection qu’on a faite, dans un petit lieu culturel de Beyrouth qui s’appelle Dar el Nimer, qui a une petite salle de 90 places. On a passé un film de 2024 : Wadi al Taym réalisé par Ramzi Rassi un cinéaste Druze. Il est allé dans une région Druze du sud du Liban et il a fait le tour des villages. Il a rencontré plein de gens, interviewé les cheikhs, les maires etc. Alors qu’on s’attendait à 80 personnes, on a dû ouvrir une deuxième salle et improviser une projection parce que tous les gens de cette région ont décidé de venir voir le film. Ils arrivaient en flots… pour entendre parler d’eux, de chez eux et de leur communauté. Ils étaient émus de voir qu’enfin quelqu’un s'intéressait à eux et à leur région. Le film dure 1h et la discussion 1h30… Et ça, ça m’a marquée. C'était assez incroyable franchement.”

Stock / Espace de Stockage de l'association Nadi Lekol Nas à Beyrouth Nadi Lekol Nas, Beyrouth
Stock / Espace de Stockage de l'association Nadi Lekol Nas à Beyrouth Nadi Lekol Nas, Beyrouth

Une mémoire en lutte pour sa survie

La collecte et la préservation de pellicules demandent un savoir-faire et des moyens techniques de conservation qui sont difficiles à mettre en place. S’engager dans ce travail, c’est faire face à des obstacles nombreux, dûs au manque de financements et de matériels “On a des dizaines de bobines tellement détériorées qu’on ne sait même pas quoi en faire. Il n’y a pas de système de récupération, pas de cinémathèque ou de CNC. En général, comme les films ne sont pas très vieux (1950 au plus), la plupart des pellicules sont dans un état acceptable mais le manque de climatisation ou d’aération et les coupures d'électricité fréquentes les abîment vite. Puis, il n’y a que deux organismes qui possèdent un scan pour numériser les pellicules et on ne peut pas non plus créer des DCP. Il y a, de base, un manque d’intérêt pour le patrimoine au Liban. On essaye de l’évincer en organisant justement des projections autour du patrimoine. Et puis un manque de neutralité. Plein de partis politiques nous demandent d’organiser des projections et d’animer des discussions après. Nous y sommes très réticents car on ne veut pas être associés à un parti. Le but c’est de toucher une large audience et de représenter toute une société. On vit d’amour pour le cinéma et d’eau plus ou moins fraîche !”.

« Il faut qu’on retrouve notre identité au cinéma car nous la perdons sous l’influence des pays où nous nous sommes expatriés. »  

“Ici, on ne donne pas le temps à la mémoire d'être mémoire parce qu'elle est tout de suite déjà archivée.” disait Ghassan Salhab (réalisateur de Beyrouth Fantôme (1998), La Vallée (2014), La Rivière (2021)), mais ce rapport, selon Vanessa Helou, est en train de changer :

“Pendant très longtemps, le pays vivait au jour le jour, sans se projeter et en ignorant tous les problèmes. Depuis les manifestations de 2019 (la thaoura) et l’explosion du port, il y a eu un bouleversement. On doit comprendre comment on en est arrivé là. Il y a un besoin de reconnecter avec la mémoire et surtout les plus vieux. Mes parents par exemple, qui ne voulaient pas voir de films datant des années 70 - 80, ont vraiment commencé à s’y intéresser. Peut-être parce que je les ai poussés à se rendre à des projections mais je les vois dans la salle de ciné, je vois leur besoin de se reconnecter à cette période là, à l’histoire d’un pays. De l’autre côté, il y a toute une génération, des étudiants aux trentenaires, dont les créations sont en lien avec un travail de mémoire qu’ils ont fait durant leur diplôme. Je pense notamment à Mayssa Jallad qui a fait tout un album sur la guerre des hôtels (Marjaa : The Battle of the Hotels, 2023). Album dans lequel elle aborde un épisode de la guerre civile encore méconnu d’une jeune génération, durant lequel plusieurs factions, dont des pro palestiniens, se sont combattus depuis plusieurs gratte-ciels) avec des visuels réalisés par Ely Dagher (réalisateur de Waves '98 (2015) et Face à la mer (2021)). On se rend compte que les mémoires individuelles permettent de créer une mémoire collective.”

Réouverture du Metropolis le 21 décembre 2024, un jour après le cessez-le-feu
Réouverture du Metropolis le 21 décembre 2024, un jour après le cessez-le-feu

“A partir de 2019, le covid, l’explosion du port, la crise et la guerre à Gaza, c'est le cumul des chocs. Les gens étaient dépités, plus personne n’avait envie de se battre, mais en même temps, des questions ont émergées et une scène culturelle a repris de ses forces dès que le cessez-le-feu a été mis en place. Il y a eu aussi la réouverture du Metropolis (un cinéma culte à Beyrouth axé sur la culture et les films indépendants et arabes) qui avait fermé ses portes et les a rouvert au lendemain du cessez-le-feu. Un monde fou s’est rendu à la réouverture, c’était impressionnant ! On sent qu’il y a un besoin d'extérioriser quelque chose et des frustrations accumulées pendant ces dernières années.”

Petites Guerres (حروب صغيرة [Horoub Saghira]) (Liban 1982, Maroun Bagdadi) Nadi Lekol Nas, Beyrouth
Petites Guerres (حروب صغيرة [Horoub Saghira]) (Liban 1982, Maroun Bagdadi) Nadi Lekol Nas, Beyrouth
Collection de films russes et arabes (1970s-1980s) Collection Nadi Lekol Nas, Beyrouth
Collection de films russes et arabes (1970s-1980s) Collection Nadi Lekol Nas, Beyrouth

Un peuple qui se met à exister

Et puis il y a un génocide aux portes du Liban et de voir un peuple être déraciné puis anéanti a créé une peur chez les Libanais. “La possibilité d’être effacé de l’Histoire avec en plus la rhétorique qu’on pouvait entendre souvent selon laquelle le Liban n’existerait plus dans 20 ans, Trump et ses plans de transformation de Gaza en Riviera du Moyen-Orient, les bombardements dans le Sud du pays... Il y a un besoin de marquer notre existence et notre culture qui est très occidentalisée malgré tout. On devrait pouvoir créer notre identité et notre propre culture sans être tout le temps influencés par d’autres. Un des problèmes au Liban c’est qu’on attend toujours que des puissances étrangères viennent nous dire quoi faire et comment survivre. Il faut trouver notre indépendance et nous détacher de l’occident pour renouer avec nos racines arabes.”

“Le cinéma libanais prend un peu plus d’ampleur à l’étranger et perd peut-être un peu de son identité. Les films sont beaucoup produits par des occidentaux alors on crée des films pour un public occidental avec ce qu’il veut voir de nous et du Liban, même si les auteurs sont Libanais. Les peuples sont souvent mal représentés. Beaucoup de films qui sont produits sont très axés sur la guerre car c’est ce qu’ils veulent voir en France, en Europe, aux USA, et ce sont les films qui récoltent le plus de financements à l’étranger. Mais je sens qu’ici, les gens en ont ras-le-bol parce que ce peuple ne se réduit pas à la guerre et les gens peuvent traverser plein d’autres trucs. Ils aimeraient passer outre toutes ces problématiques et commencer à faire des films qui ne les représentent pas juste comme un peuple meurtri. Y a un mec qui m’a dit "je veux faire Kill Bill du Moyen-Orient et personne ne veut de mon film parce que ça n’a rien avoir avec les sujets qui sont financés." Je trouve ça un peu triste car moi, ma culture, je ne la vois pas qu'à travers la guerre. Et puis, même en temps de guerre, il peut y avoir des moments de joie et d’amitié, parce que le traumatisme collectif permet quand même de créer des liens très forts. Les nouveaux réalisateurs et les personnes qui sortent d’école de cinéma ont tous décidé de faire des films qui n’ont rien à voir avec tous les problèmes qu’on a traversés dernièrement et collectivement. Ils sont à la fois très attirés par les films de patrimoine mais abordent aussi d’autres sujets. L’une c’est la culture des olives dans son village et le rapport à la terre, l’autre sur celles qui lisent l’avenir dans le marc de café… Il faut qu’on retrouve notre identité au cinéma car nous la perdons sous l’influence des pays où nous nous sommes expatriés.”

Il faut un certain courage pour se souvenir et décider que le temps n’est plus à la peur ou au renoncement. Croire aux pouvoirs des nouveaux récits, d’agir sur les imaginaires, d’offrir une cure populaire et une introspection collective jusqu’aux racines de l’affect et agir comme ciment d’un peuple pluriel, de “partage du sensible” comme disait Jacques Rancière. Le Liban peut compter sur une nouvelle génération plus engagée que jamais pour remplir cette mission, comme Vanessa, de rendre les archives du pays accessibles à tous sans élitisme et sans discrimation.

Vieille caméra super 8 et photo de tournage du réalisateur libanais Maroun Baghdadi Collection Nadi Lekol Nas, Beyrouth
Vieille caméra super 8 et photo de tournage du réalisateur libanais Maroun Baghdadi Collection Nadi Lekol Nas, Beyrouth

*Propos recueillis par Prudence Castelot le 28 février 2025, lors de la trêve à Gaza. Les bombardements dans le sud du Liban prenaient fin.

Prudence Castelot

CRÉDITS

AUTEUR⸱E⸱S PRINCIPAL⸱E⸱S

Prudence Castelot

Vanessa Helou