Before Filmatters
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Quand paraît le cinématographe, Thomas Edison et les frères Lumière réalisent un exploit : celui de capturer et de reproduire la réalité dans son mouvement, par l’intermédiaire d’un appareil de captation et de projection tout droit descendu des appareils photographiques. L’année 1895 signe le début d’une aire de renouvellement de la culture des images et du spectacle grâce à une petite boîte à manivelle qui deviendra, entre les mains de Georges Méliès, une fabrique révolutionnaire de fictions.
Mais pour certains, cette naissance intervient au bout de 34 000 années de gestation pendant lesquelles, le cinéma est un rêve, un désir par l’homme effleuré et exprimé dans l’art, la philosophie et les inventions scientifiques. Ce rêve est celui de capturer une ombre et de donner vie aux images, pour satisfaire cet humain désir de fable. Voici l’histoire de ce cheminement vers l’invention d’une écriture universelle du mouvement qui nous a permis de voir le monde en double.
La projection pariétale
Remontons aux temps des grandes fresques rupestres pour trouver l’origine du cinéma. Les artistes chasseurs du paléolithique ont dessiné sur les parois rocheuses des grottes un bestiaire dynamique, engagé dans une action et reproduit aux termes d’une observation précise. Ils auraient ainsi réalisé les premiers pas vers l’art kinésique en inventant le premier art figuratif et les premières tentatives de représentation, voire de synthèse du mouvement. Ce que Marc Azéma, préhistorien spécialiste de l’art pariétal, démontre dans son livre La Préhistoire du cinéma. Origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe est le prolongement de l’intuition que Will Day avait eu 78 ans auparavant lorsqu’il indiquait dans un livre jamais publié : 25 000 years to trap a shadow qu’aux prémices du cinéma se trouvaient les fresques d’Altamira (25 av. J.C).
Les recherches de Marc Azéma démontrent dans un premier temps que 40% des dessins rupestres représentent des animaux en mouvement. Ce mouvement est figuré par superposition ou juxtaposition d’images successives. Ainsi, sa recomposition est générée aux moyens d’une surimpression ou d’une frise.
Bien que la parenté de ces images avec les techniques d’animation séquentielle du dessin animé semble plus évidente, la filiation avec le cinématographe peut en effet laisser dubitatif. Ce qui semble certain, en revanche, c’est la tentative de reproduction du mouvement - et donc de simulation de la vie - par ces artistes qui attribuaient à la lumière une fonction fondamentale dans la mise en scène des images. Diffuse et vacillante, produite par des torches ou des foyers dispersés aux pieds des parois, elle contribuait à donner vie aux motifs peints et gravés en jouant sur les ombres creusées par les reliefs de la roche. Ainsi, Marc Groenen a démontré que les artistes du paléolithique jouaient avec la lumière pour cacher et révéler des motifs, produire un effet de mouvement et simuler la vie des dessins par la vibration lumineuse.
Le mystère demeure quant à l’usage de ces images et aux modalités spectatorielles de l’art des cavernes. De nombreuses hypothèses existent et parmi elles, celle selon laquelle les parois ornées seraient les supports de dialogues mystiques et de légendes préhistoriques. Mais ces spectacles mobilisaient-ils juste le regard des spectateurs où sollicitaient-ils leur écoute ? C’est la question que s’est posée le musicologue Iegor Reznikoff. Grâce à ses expérimentations, Reznikoff est parvenu à démontrer l’association existante entre les qualités acoustiques de certains endroits de la grotte et l’emplacement des fresques. Les artistes du paléolithique accordaient donc, très probablement, leur choix graphique aux pouvoirs de résonance des espaces que nous pouvons imaginer comme des lieux de contes oraux, de cérémonies spirituelles et chamaniques ou tout simplement des spectacles d’ombre et de lumière mettant en scènes des animaux en action accompagnés de commentaires et de son.
Marc Azéma va plus loin encore, en déclarant que l’homme au paléolithique compose déjà l’essentiel de la grammaire visuelle et narrative du cinéma. Il utilise les échelles de plans, la focalisation et le mouvement en intégrant le regard du spectateur dans la scène. Il spatialise les actions aux profits de la narration ; comme s’il s’agissait d’une forme primitive de montage. Par exemple, il prend la fresque des félins de la grotte Chauvet, qui, sur 15 mètres de long représente une scène de chasse aux rhinocéros par une meute de lions. La scène s’ouvre sur un groupe de félins à l'affût, observant au loin leurs proies en hors champs. Proies qui pourraient être les spectateurs de l’action eux mêmes, c'est-à-dire, les visiteurs de la grotte. Ces félins sont signifiés par une partie de leur corps, au moyen d’une synecdoque, comparable au gros plan et/ou au plan rapproché. Ils forment une introduction signifiante aux parties suivantes, qui relatent la charge et la mise à mort des proies par les prédateurs. Cette composition graphique complexe révèle un effort de narration dynamique qui semble démontrer que les homo sapiens de la culture Aurignacienne savaient graphiquement raconter des histoires d’une part, et que la grammaire appliquée annonce la syntaxe filmique.
Les hommes et les femmes du paléolithique avaient aussi leurs jouets optiques grâce auxquels ils généraient l’illusion du mouvement. Dans le site archéologique de Laugerie-Basse, une rondelle en os a attiré l’attention de Florent Rivère. Elle contient sur sa face un isard vivant, sur son revers, un isard mort et en son centre - où se trouve le cœur de l’animal - un trou. Si l’on y glisse un fil, le disque se met, en tournant, à reproduire dans un mouvement bref, le passage de la vie au trépas de l’animal. C’est ainsi qu’homo sapiens inventa la “rondelle thaumatrope” pour visualiser des mini-récits évoquant différentes actions telles que des actes de chasse.
Ces démonstrations se sont heurtées à quelques critiques, accusant Marc Azéma de téléologie, notamment dans le milieu du cinéma pour sa vision rétroactive de l’art cinématographique. Faire l’histoire du cinéma préhistorique c’est prendre le risque d’appréhender des pratiques d’un passé incommensurable au regard des avancées contemporaines. Toutefois, ce que ces découvertes révèlent, c’est un désir préhistorique d’écrire un récit en mouvement. Si l’on prend le cinématographe (écriture du mouvement) dans son sens étymologique primaire alors, ces représentations primitives d’animaux en mouvement peuvent être considérées comme du cinéma à l’état embryonnaire.
Scènes de la vie quotidienne aux temps des Pharaons
Alors qu’il nous semblait qu’il n’existait pas plus statique qu’un égyptien hiéroglyphique, les artistes ont laissé la trace éternelle de cette quête de mouvement sur les parois qui ornent les tombeaux et sur la surface des papyrus. Le mouvement tel qu’il est représenté dans l’Égypte ancienne se décompose, pour rendre compte du geste ou donner un sentiment de dynamisme. C’est un effort de précision de la part d’une civilisation encline à inscrire et recenser le moindre détail des choses. Ainsi, le Livre des Morts ou les parois de la Tombe de Beni Hassan pourraient constituer les vestiges d’un cinéma en puissance. C’est ce que laisse entendre Christiane Desroches Noblecourt dans un article intitulé Le film et l’écran au temps des Pharaons paru en 1949. Les égyptiens pendant l’antiquité n’ont pas pas vraiment de tableaux ou de sculptures à des fins artistiques, mais des œuvres hiératiques ou des scènes de registres divers qui ont pour but d’évoquer le mouvement, en décomposant les actions; ce qui constitue “la bande du film lui-même.”. Voyez ci-contre cet exemple de génération du mouvement malgré la fixité des éléments : La Bataille de Qadesh qui oppose Ramses II à Hittites. Un des rares grands tableaux que l’Antiquité Égyptienne nous a laissé à la suite de la rénovation artistique amarnienne (fin de la XVIIIème Dynastie). “Le spectateur” selon Christiane Desroches Noblecourt, assiste “au vif d’une action fortement engagée.”
Situé sur la rive droite du Nil, le village de Beni Hassan concentre une nécropole de tombeaux rupestres des XIe et XIIe dynasties appartenant à la cité antique de Ménat-Khoufou, berceau du Pharaon Khéops. S’y trouvent 39 tombeaux creusés dans la roche et parmi eux, une douzaine sont ornés de peintures qui relatent majoritairement des scènes de la vie quotidienne. Par exemple, l’activité journalière dans un atelier de poterie ou bien cette surprenante fresque dans la tombe de Khety. Effectuée entre 1991 et 1926 av. J.C, elle représente le mouvement de deux lutteurs décomposé en une succession d’actions disposés le long de six parallèles, c’est à dire, six lignes de sol. On découvre alors le déroulement séquentiel d’une action, dans le plus minimaliste apparat sur des murs entiers de la tombe.
Christiane Desroches Noblecourt évoque aussi la danseuse du tombeau 15 qui, si l’on formule l’hypothèse selon laquelle la scène ne représeterait pas cinq mais une seule femme effectuant un pas de danse graphiquement décomposé alors elle serait une formulation primitive de la synthèse du mouvement.
A la recherche du geste perdu
Les grecs dans l’antiquité sont moins tournés vers le confort que le beau et sont dotés d’un sens artistique profond. La langue grecque est musicale, composée de syllabes brèves et longues dont la succession donnait un rythme et suggérait une mélodie; d'où l'importance donnée à la poésie. Il semblerait aussi qu’il s’agissait d’un peuple de danseurs. Les danses étaient multiples, variées et pratiquées en de nombreuses occasions. Nous le savons car nous en gardons aujourd’hui de très nombreux témoignages autant écrits que graphiques comme l’a démontré Germaine Prudhommeau. Selon elle, les vases antiques portent l'empreinte des danses, aujourd’hui perdues et présentent des pistes pour les retrouver.
Avant elle, des recherches avaient été amorcées par Maurice Emmanuel dans son Traité de Danse Antique écrit en 1895. Il portait ce même postulat : sur les monuments figurés de l’art antique, certaines silhouettes constituent les reproductions photographiques de moments appartenant à une réalité passée. Les personnages représentés dans des postures de danse seraient donc figés dans un instant précis et les artistes se seraient attachés à en décomposer les mouvements. Seulement, l’ordre ne serait pas donné d’office et les instantanés sont pour la plupart isolés du reste du geste. Si nous les reproduisons à l’identique, nous pouvons alors les reconstruire à l’aide d’un nouvel outil : la chronophotographie. Maurice Emmanuel va donc demander à des danseurs de reproduire les instantanés issus des œuvres et amphores antiques et les photographier. Avec l’aide d’Étienne-Jules Marey, ce fameux biologiste qui met au point un outil qui permet de décomposer le mouvement pour mieux l’étudier : il reconstruira les danses perdues et influencera profondément des danseuses comme Loïe Fuller, Isadora Duncan et Eva Palmer.
Germaine Prudhommeau mène donc ses expériences à partir de l’iconographie antique, ramenés à une taille unique confrontant l’ensemble de l'œuvre et les différentes figures isolées. Il faut prévoir dans certains cas, dit-elle, des clichés photographiques inversés des personnages, car certaines cultures et civilisations aiment brouiller les pistes. Férus de cryptographie, les natifs du bassin méditerranéen n’hésitent pas à placer les personnages dans un ordre trompeur. Elle trie ensuite les moments caractéristiques et les moments suggestifs, puis les assemble selon les principes dans la danse classique, réputée proche de la gestuelle antique. Elle s’inspire dans un premier temps du procédé de Muybridge. Sur une plaque circulaire tournante, elle dispose les différentes figures tirées d’un même objet les unes à la suite des autres dans un sens jugé cohérent et réalisable d’un point de vue anatomique. Lorsque la plaque tourne, ces différentes postures doivent se superposer. Les artistes grecs auraient en effet, selon elle, représenté certaines postures d’un même mouvement sur un même vase et non l’intégralité de son enchaînement. Elle réalise ensuite une série de films pour peaufiner ses recherches à la manière d’un stop-motion, les monte et les projette, redonnant ainsi vie à ces danses disparues.
Malheureusement, ses films ont tous brûlé dans l’incendie de sa maison dans les années 70. Il ne nous reste qu’à imaginer ce que cela pouvait donner. Maurice Emmanuel, Louis Séchan, Germaine Prudhommeau, et bien d’autres sont porteurs d’une approche reconstructionniste qui a été vivement critiquée à partir des années 90 mais qui, en ce qui concerne notre cheminement, nous permet de dénicher un témoignage de plus d’une écriture cryptographique du mouvement sur les vases antiques.
Au commencement était l’ombre et la lumière
“Le cinéma est un phénomène idéaliste.” disait André Bazin, “L’idée que les hommes s’en sont faite existait toute armée dans leur cerveau comme au ciel platonicien.” Pour cause, Platon relate en conclusion de La République écrit au IVème siècle avant notre ère cette fable exposée par Socrate à son disciple Glaucon :
"Des individus retenus prisonniers dans une grotte ne perçoivent, depuis le début de leur existence, qu’un faible rayon lumineux par l’intermédiaire duquel, des gardiens agitent des objets et des marionnettes en bois. Seule l’ombre portée de ces marionnettes sur le mur de la grotte ne s’offre à leur regard et constitue leur unique connaissance de la réalité. Leur monde, en somme. Un jour, l’un d’eux est délivré de ses chaînes et aperçoit au bout d’un chemin escarpé et ascendant, une lumière. Il se dirige vers elle avec difficultés et au bout de considérables efforts, parvient à sortir de la caverne. Pour la première fois, il voit à la lumière éclatante du soleil, la réalité telle qu’elle s’offre à lui. Il reconnaît un oiseau qui vole, tandis qu’il n‘en connaissait alors que l’image. Il accède au monde des idées. Puis, il retourne dans la caverne partager sa découverte et délivrer ceux qui sont restés dans l’ombre et l’ignorance de la grotte. En apprenant que leur monde n’est qu’illusions et que leurs connaissances que mensonges et artefacts, les hommes sont anéantis et refusent de croire en ce monde qui existeraient au-dessus d’eux. Alors, ils tuent l’homme clairvoyant et tournent le dos au chemin de la connaissance."
Cette fable constitue l’un des grands mythes de la pensée occidentale et n’en finit pas de prouver sa malléabilité puisqu’elle offre une pluralité d’interprétations au sein de nombreuses disciplines. Toutefois, comme l’ouvrage titre l’indique, elle s’inscrit dans un champ politique et questionne notre rapport à la réalité par le prisme de la perception. C’est pourquoi André Bazin l’envisage comme l’une des inventions idéelles du cinéma. Quatre siècles avant notre ère, Platon décrit le dispositif de la projection : par le truchement d’une lumière, une réalité fantomatique se meut sous les yeux d’hommes immobiles qui croient en la réalité de ce qu’ils voient. Métaphore pour Platon de l’homme vivant dans une société aliénée par les images. Métaphore du spectateur qui assiste à un film qui prend l’apparence de la réalité mais qui n’est autre qu’une réplique spectrale de l’imitation de la réalité ?
L’Allégorie en question vient servir le propos de Platon pour qui, l’Aristocratie est le meilleur système politique : c’est le fameux pouvoir aux mains de ceux qui ont passé leur vie à penser les grands concepts. Les philosophes, donc. Selon lui, le monde est structuré par l’ombre et la lumière : à l’ombre, le monde sensible; sous le soleil, le monde intelligible. Le monde sensible, est le monde réel, concret, que l’on peut percevoir par les sens. Ce monde semblable à celui que perçoivent les prisonniers dans la caverne, n’est composé que de formes particulières et de copies imparfaites de l’Idée de chaque chose. Le monde intelligible est celui des idées, il est accessible par la pensée et renferme les formes absolues et l’essence même des choses. Il est accessible au bout de nombreux efforts et de nombreuses peines endurées par le philosophe dont le barda est de transmettre ces vérités aux hommes qui eux, bien souvent, consentent à garder leurs chaînes réflexives et idéologiques.
Nul doute que Platon aurait porté le cinéma au pilori mais les films de propagande aux nues. L’art devrait d’ailleurs avoir cette seule fonction pensait-il, transmettre les idées des philosophes pour changer celles des citoyens. A l'œuvre, cette pensée idéaliste selon laquelle, l’art qui manipule les masses peut ainsi changer la réalité.
L’allégorie de la caverne traverse les études cinématographiques de long en large car elle introduit les concepts d’imitation, de réel et de principes de réalité qui sont fondamentaux dans la pensée filmique et dans les réflexions autour de l’image dans notre société. Elle permet d’aborder les thèmes du double, du réel, du simulacre, de la vérité et de l’accès à la connaissance par le détour de l’imaginaire. Mais l’intérêt pour cette fable philosophique a repris de plus belle dans les années 90 et l’explosion de Matrix inspiré de la pensée de Jean Baudrillard (1929-2007) développée dans Simulacre et Simulation (1981), Amérique (1986), ou encore La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu (1991) dans les années 1980.
19 avant JC : L’Énéide et la caméra Virgilienne
En 1958, Paul Léglise a tenté de démontrer dans un essai que le chant premier de l'Énéide pouvait constituer un vestige du pré-cinéma et se soumettre à l’analyse filmique.
Virgile (70 - 19 av. J.C) est un poète latin contemporain de la fin de la République Romaine et du début du règne de l'empereur Auguste. Il consacre les 19 dernières années de sa vie à la composition de cette grande épopée nationale faite sur le modèle de l’Iliade et de l’odyssée d’Homère. Elle raconte la prophétique ascension de l’Empire Romain à travers le récit des épreuves d'Énée.
Entre la plume du poète et le regard intérieur du lecteur, le film.
Dans le domaine de l’art figuratif inanimé, l’art filmique se manifeste dans la poésie qui, selon Paul Léglise, constitue un langage visuel performatif, traduisible en langage cinématographique. Après tout, s’il nous semble tout à fait naturel de traduire une œuvre du latin au français, alors pourquoi ne pas la traduire du latin au cinéma ? Et c’est ce qu’aurait fait Virgile : adapter en langage filmique l'œuvre littéraire d’Homère. En analysant le premier chant de l'Énéide, il affirme que la conception esthétique du poète est fondamentalement cinématographique; en ce qu’il s’applique à figurer la vision des personnages, à construire visuellement des paysages, et à traduire le mouvement des regards comme s’il s’agissait tour à tour d’un plan subjectif qui balaye une scène ou d’un fractionnement d’échelles comparable au montage. Si le poète antique avait vécu au temps du cinématographe, peut-être aurait-il fait un excellent cinéaste ?
1958, date de rédaction de cet essai dont le propos avait fait mouche mais peut nous sembler hasardeux et peu convaincant aujourd’hui. 1958, printemps d’une nouvelle vague qui tourne le dos au classicisme et enterre ses auteurs. Peut-être que le geste de Paul Léglise consiste en cela : porter aux nues un chef d'œuvre déchu ?
L’art spectral des ombres portées
“Le rêve de projeter sur un mur ou sur un écran des images lumineuses et animées est, dans l’histoire de l’humanité, presque aussi ancien que le rêve de voler.” écrit Laurent Mannoni dans un livre passionnant intitulé Le grand art de la Lumière et de l’Ombre, Archéologie du cinéma, publié en 1994. Et pour cause, selon Will Day, la pré-histoire du cinéma fait une halte du côté de la Chine et de l’Indonésie en des temps si reculés qu’il nous est presque impossible à dater. Très populaires en Asie, les formes les plus connues de ce type de spectacle sont les ombres chinoises PiYing et les Wayang Kulit d’Indonésie. Ils consistent à animer des silhouettes découpées en projetant leurs ombres sur un écran depuis l’arrière du théâtre. La rétro projection lumineuse et les effets de filtres formés par l'écran, assurent la beauté et la finesse du mouvement tandis que les marionnettistes manipulent ces héros de cuir plat articulés à l’aide de fines tiges.
En Indonésie, c’est aux abords de Bali et Java qu’elles se sont développées, proposant aux populations dans les villages, de suivre les aventures des héros des contes populaires et des épopées sanskrits comme le Ramayana et le Mahabarata. Elles ont participé largement à l’expansion de l’hindouisme dans le pays avant l’arrivée des 9 saints et la propagation de l’islam. Les Wayang Kulit accompagnent les indonésiens depuis plus de mille ans, qui le considèrent comme un divertissement, un guide spirituel et moral. Le gouvernement l'utilise toujours comme un support de communication important avec les populations vivant dans des villages parfois isolés, en même temps qu’il est le lieu de la satire sociale et de la critique. Le dalang est le conteur qui anime les quelques centaines de marionnettes nécessaires pour un spectacle de Wayang Kulit, modifiant sa voix et ses intonations pour chaque personnage. Cet art spectral, qui repose sur la projection écranique et la mise en scène de récits folkloriques, propose une expérience spectatorielle qui anticipe celle de la projection cinématographique. Ils remplissent du moins des fonctions similaires dans la vie quotidienne du peuple, rassembler autour d’un imaginaire collectif en puisant autant dans le répertoire traditionnel que dans les événements contemporains. Mais ce que les ombres chinoises réveillent, c’est le lien que la projection écranique entretient avec la mort. Parmi les pouvoirs que l’on décerne aux cinéma dès les premiers temps de formation de son langage et des réflexions qui en découlent, c’est celui d’animer le temps passé, de parvenir à l’illusion de la vie par le mouvement, en dépit de l’immobilisme de la figure. Croyances animistes réactualisées dans une époque d’inventions et d'industrialisation forte, dûe au lien de parenté du cinématographe avec un l’art magique des fantasmagories. L’ombre, c’est notre double spectral, notre semblable inversé sans chair et insaisissable. C’est notre fantôme en somme.
1100 : La Tapisserie de Bayeux, un film de propagande ?
Édouard le Confesseur, roi d’Angleterre meurt. Harold Godwinsor - puissant aristocrate anglais - et Guillaume Le Conquérant, se disputent la couronne sur le champ de bataille d’Hastings en 1066. Harold y est tué, le duc de Normandie intronisé, et pour légitimer cette prise de pouvoir par les armes et le parjure de son ennemi, Guillaume fait broder sur une longue bande de lin le récit de sa victoire prophétique. C’est ainsi que se déploient sur 70 mètres de tissus, dans une succession d’actions harmonieusement agencées, le récit légendaire du Bâtard normand.
Comme la plupart des frises à déroulement continu, la Tapisserie de Bayeux nous renvoie assez naturellement au film. C’est en tout cas ce que certains ont tenté de démontrer quand d’autres la plaçaient dans la droite lignée de la bande dessinée.
Pour Marie-Thérèse Poncet, si un film est une intrigue ou un sujet quelconque se déroulant en une suite de plans imagés dont la présentation possède ce que les anciens appelaient “anima” - l’âme, la vie, alors, la broderie de Bayeux peut être considérée comme un film.
Bande animée devant laquelle le regard de l’observateur mobile se déplace de gauche à droite, la tapisserie rassemble dans un découpage narratif, les différentes étapes de la légende selon les principes d’un montage. Comparable à l’effet du défilement d’une pellicule, il forme une unité narrative à partir de séquences assemblées, donnant à chacune son unité temporelle propre et sa dramaturgie. Ce découpage qui agence de façon plus ou moins linéaire les actions des personnages permet de raconter un récit dynamique et d’y insuffler une impression de vie. On observe à la fois des plans d’ensemble et des scènes fixes telles que celle du serment prêté par Harold, moment capital et point de départ du conflit; des plans resserrés sur des actions restreintes, ainsi qu’une intégration ponctuelle du mouvement. On remarque aussi une gestion ingénieuse du temps via l’insertion de retours en arrière au sein de scènes au moment où Guillaume Le Conquérant envoie ses émissaires délivrer Harold. Pour insuffler cette rupture temporelle, la bande se lit soudainement de droite à gauche. Flashback médiéval qui représente le duc de Normandie assis, qui écoute un émissaire lui révélant que Harold est retenu dans le château de Gui de Ponthieu. Les effets de rythmes sont ainsi produits par la décomposition du geste, comme le montre la photo ci-dessous, qui n’est pas sans rappeler la juxtaposition d’images dont faisaient usage les hommes au temps du paléolithique (renvoyer à la longue frise de chevaux de Lagrave) et les clichés chronophotographiques d'Étienne-Jules Marey. La traversée de la mer en bateau provoque un effet semblable, d’allure rapide, que l’on retrouve aussi dans les mêlées au cœur de la séquence de la bataille d’Hastings. On note une gestion du temps dramatique faite de quelques ruptures et de retour en arrière, soumettant au peuple majoritairement illettré, une lecture séduisante et abordable d’un événement historique manipulé. C’est à ce titre que Michel Parisse, Marie-Thérèse Poncet et Jean Verrier considèrent que la Tapisserie de Bayeux fut un film de propagande avant l’existence du cinématographe.
Conclusion
Retracer la pré-histoire d’un désir ou la genèse d’un langage cinématographique peut hérisser les poils d’une majeure partie des historiens du cinéma. On peut lui reprocher son manque de sérieux, son caractère hypothétique et fantasmatique, lui opposer un procès en téléologie et en capillotraction. Auraient-ils vraiment tort ?
Mais le cinéma était-il l'objectif, le but à atteindre, la finalité de ses recherches humaines sur l'écriture du mouvement, ou est-il un lieu de passage de ce désir, en mutation constante vers de nouvelles formes d’expression ? “Le cinéma est mort !” comme disait l’autre. Impossible. Puisqu’il vivait depuis la nuit des temps, il vivra jusqu’au temps des derniers êtres humains.
Avant le cinématographe, l’homme recherche à reproduire le mouvement, dans une relativité dramatique, propre à l’histoire qu’il souhaite raconter, accordant la toile à son sentiment poétique d’un monde qu’il souhaite traduire, ou à l’audience qu’il souhaite convaincre. Il entame un dialogue avec la mort pour la ramener à la vie, cherchant dans l’ombre insaisissable une nouvelle connaissance de ce qui l’entoure, ou comme dirait Jean Epstein, un nouvel amour du monde.